IV

 

 

Ils sont assis face à face, de chaque côté du bureau. Le cabinet de travail est éclairé maintenant par une lampe à abat-jour vert posée sur le bureau. Hightower est assis derrière, dans un vieux fauteuil à bascule, Byron, en face de lui, sur une chaise droite. Leurs deux visages sont juste au bord de la flaque lumineuse qui tombe de l'abat-jour. Par la fenêtre ouverte arrive le bruit des chants dans l'église lointaine. Byron parle d'une voix terne, unie.

— Ce fut étrange. Je pensais que s'il y avait un endroit au monde où l'occasion de mal faire ne viendrait pas tenter un homme c'était bien la scierie, un samedi après-midi. Et avec cette maison qui brûlait là-bas, droit sous mon nez, autant dire, si bien qu'en déjeunant, je levais les yeux de temps en temps et je voyais cette fumée et je pensais : « sûr que ce soir je ne verrai point âme qui vive par ici, du moins je suis bien sûr d'être pas dérangé aujourd'hui. » Et puis, je lève les yeux et qu'est-ce que je vois ? Elle, avec son visage tout prêt à sourire, avec sa bouche qui s'apprêtait à dire son nom quand elle s'aperçut que je n'étais pas lui. Et je n'ai rien eu de plus pressé que de lui débiter toute l'histoire. » Il fait une légère grimace. Ce n'est pas un sourire. Sa lèvre supérieure s'élève un instant ; le mouvement, même le plissement superficiel ne vont pas plus loin, s'interrompent presque tout de suite. « Je ne soupçonnais même pas alors que le pire n'était pas ce que j'ignorais. »

— Il fallait bien un événement extraordinaire pour faire rester Byron Bunch à Jefferson, un dimanche, dit Hightower. Mais elle le cherchait. Et vous l'avez aidée à le trouver. Ce que vous avez fait, n'était-ce pas ce qu'elle désirait, ce qu'elle était venue chercher du fond de l'Alabama ?

— J'imagine qu'en effet je le lui ai bien dit. J' crois bien que ça n' fait pas de doute. Rien qu'à la voir qui me regardait, assise là, le ventre enflé, qui me regardait avec ces yeux auxquels un homme n'aurait jamais pu mentir, même s'il l'avait voulu. Et moi, en train de jacasser, avec cette fumée droit en face de moi, comme si elle avait été mise là pour m'avertir, pour me faire surveiller ma langue ; mais je n'ai pas eu l'intelligence de voir ça.

— Oh ! dit Hightower, la maison qui a brûlé hier ? Mais, je ne vois aucun rapport entre... A qui était-elle cette maison ? J'ai bien vu la fumée, moi aussi, et j'ai demandé à un noir qui passait, mais il ne savait pas.

— La vieille maison Burden », dit Byron. Il regarde l'autre. Ils se regardent mutuellement. Hightower est grand et il était mince autrefois. Mais il n'est pas mince aujourd'hui. Sa peau est couleur de serpillière, et la partie supérieure de son corps rappelle, par sa forme, un sac mal rempli qui pendrait de ses maigres épaules jusque sur ses genoux. Puis, Byron dit :

— Vous n'en avez pas encore entendu parler ? » L'autre l'observe. Il dit d'un ton rêveur : « C'est bien moi cela. Dire en deux jours, à deux personnes, quelque chose qu'elles préféreront n'avoir pas entendu et qu'elles n'avaient nul besoin d'apprendre. »

— Que croyez-vous que j'aimerais mieux ne pas entendre ? De quoi est-ce donc que je n'ai pas encore entendu parler ?

— Je ne parle pas de l'incendie, dit Byron. Ils s'en sont tirés de l'incendie.

— Ils ? Je croyais que Miss Burden habitait seule.

Byron le regarde encore, pendant un instant. Mais le visage de Hightower n'est que grave et intéressé. — « Brown et Christmas », dit Byron. Le visage de Hightower ne change toujours pas. « Vous ne saviez même pas ça ? dit Byron. Ils habitaient là-bas. »

— Ils habitaient là-bas ? Ils vivaient dans cette maison ?

— Non, dans une vieille case de nègre, derrière. Christmas l'avait arrangée, il y a trois ans. Il y a toujours habité depuis, et les gens se demandaient où il couchait la nuit. Puis, quand il se fut associé avec Brown, il a pris Brown avec lui.

— Oh ! dit Hightower. Mais, je ne vois pas... S'ils se trouvaient bien ainsi, et si Miss Burden ne...

— M'est avis que tout allait bien. Ils vendaient du whiskey, avec cette vieille maison comme quartier général, un bon camouflage. Je crois qu'elle ne savait pas ça, l'affaire du whiskey. Du moins, les gens ne savaient pas si elle le savait ou non. On dit que Christmas avait commencé seul, il y a trois ans, ne vendant qu'à de rares clients qui ne se connaissaient même pas entre eux. Mais, une fois associé avec Brown, m'est avis que Brown a voulu étendre l'affaire, vous savez, la vente par demi-pintes qu'on sort de son plastron de chemise dans une ruelle, et à n'importe qui. C'est-à-dire qu'il vendait ce qu'il ne pouvait boire, et m'est avis qu'il vaudrait mieux ne pas examiner de trop près la façon dont ils se le procuraient, le whiskey qu'ils vendaient. Parce que, quinze jours après qu'il eut quitté la scierie pour commencer ses tournées d'affaires dans son auto neuve, Brown, qui se trouvait en ville un samedi soir, très soûl, a commencé à se vanter devant un tas de gens, chez le coiffeur, de quelque chose qui leur était arrivé, à lui et à Christmas, à Memphis, une nuit, ou sur une route, près de Memphis. Une histoire de Christmas et Brown, avec leur auto neuve, cachés derrière les buissons, et Christmas avec un revolver, et puis surtout un camion de cent gallons de quelque chose. A ce moment-là, Christmas s'est amené en vitesse. Il a foncé sur lui et l'a fait sauter de sa chaise. Et Christmas disait de sa voix tranquille, cette voix qui n'est pas tendre mais pas furieuse non plus : « Tu ferais bien de te méfier et d'absorber un peu moins de cette lotion capillaire de Jefferson. Ça te monte à la tête. Au moment où tu t'y attendras le moins, tu te réveilleras avec un bec de lièvre. » D'une main il redressait Brown et, de l'autre, il le giflait. Il n'avait pas l'air de taper très fort, mais, chaque fois qu'entre les gifles la main de Christmas s'écartait, on pouvait voir le rouge même à travers la barbe de Brown. « Sors d'ici et viens prendre l'air, dit Christmas. T'empêches les gars de travailler. »

Byron rêve puis reprend : « Et elle restait là, à me regarder, assise sur ces planches, et moi, je lui débitais toute l'histoire pendant qu'elle me regardait. Elle dit alors : « Est-ce qu'il avait une petite cicatrice blanche, là, près de la bouche ? »

— Et Brown est l'homme en question ? » dit Hightower. Il est assis, immobile, regardant Byron avec une sorte d'étonnement tranquille. Il n'y a rien de militant dans son attitude, aucun air de moralité outragée. C'est comme s'il écoutait raconter ce qu'auraient fait des gens d'une autre race. « Son mari est un bootlegger. Tiens, tiens, tiens ! » Et pourtant, Byron peut voir, derrière le visage du pasteur, quelque chose de latent, de prêt à s'éveiller, quelque chose que Hightower lui-même ne soupçonne pas, comme si, à l'intérieur de l'homme, quelque chose essayait de le prévenir, de le préparer. Mais Byron pense que c'est simplement le reflet de ce que lui-même sait déjà et qu'il est sur le point de dire.

— Et je le lui avais dit avant même d'avoir eu le temps de m'en apercevoir. Et même alors, j'aurais voulu me couper la langue, même alors que je croyais qu'il n'y avait rien d'autre. » Il ne regarde plus le pasteur maintenant. Par la fenêtre, dans la nuit silencieuse, le bruit combiné de l'orgue et des chants arrive, faible et pourtant distinct, de l'église lointaine. Je me demande s'il l'entend aussi, pense Byron, ou peut-être l'a-t-il tant écouté, et si longtemps, qu'il ne l'entend même plus, qu'il n'a même plus besoin de ne pas écouter « Et elle est restée là, toute la soirée, pendant que je travaillais, et la fumée a enfin diminué, et moi, je pensais à ce que je devais lui dire, à ce que je devais faire. Elle voulait se rendre tout droit là-bas. Elle me demandait le chemin. Quand je lui ai dit que c'était à deux milles, elle a esquissé une espèce de sourire, comme si j'étais un enfant ou quelque chose comme ça. « J'arrive du fond de l'Alabama, dit-elle. M'est avis que j' vas point me préoccuper pour deux milles de plus. » et alors je lui ait dit... » Sa voix s'éteint. Il semble contempler le plancher à ses pieds. Il lève les yeux. « J'ai menti, je crois. D'un côté, ce n'était pas un mensonge. C'était parce que je savais qu'il y aurait des gens là-bas, à regarder l'incendie, et pour elle, s'amener là, essayer de le trouver... Je ne savais pas le reste moi-même, à ce moment-là. Le reste de l'affaire, le pire de l'affaire. Alors, je lui ai dit qu'il était très occupé par son travail et que le meilleur moment pour le trouver serait en ville, après six heures. Ça, c'était la vérité. Parce que je suppose que porter ses petites bouteilles froides, sur sa poitrine, à même la peau, il appelle ça travailler ; et que si, par hasard, il n'était pas sur la place, ça serait simplement qu'il serait un peu en retard ou qu'il viendrait juste de disparaître dans une ruelle, pour une minute. Je l'ai donc persuadée d'attendre, et elle est restée là, assise, et j'ai continué à travailler, essayant de décider ce que je devais faire. Quand je pense maintenant combien je me tourmentais du peu que je savais, maintenant que je sais le reste, il me semble qu'alors je n'avais pas de raison de me préoccuper. Toute la journée, j'ai pensé comme tout serait facile si je pouvais simplement retourner à hier et n'avoir pas plus de sujet d'inquiétude maintenant que je n'en avais alors.

— Je ne vois toujours pas ce qui peut vous préoccuper, dit Hightower. Ce n'est pas votre faute si l'homme est ce qu'il est, et si elle est ce qu'elle est. Vous avez fait ce que vous avez pu. Tout ce qu'on peut attendre d'un étranger. A moins que...

La voix s'éteint aussi. Puis elle meurt sur cette inflexion, comme si la pensée indifférente s'était muée en méditation puis en un sentiment proche de l'anxiété. En face de lui, Byron est assis, immobile, le visage incliné et grave. Et, en face de Byron, Hightower ne pense pas encore au mot amour. Il se rappelle seulement que Byron est encore jeune, qu'il a mené une vie de célibataire, de travail acharné, et que, d'après le récit de Byron, la femme qu'il n'a jamais vue possède au moins un élément de trouble, bien que Byron pense encore que ce n'est que de la pitié. Il se met alors à observer Byron, plus étroitement, sans froideur ni chaleur. Et Byron continue de sa voix sans timbre : il dit comment, vers six heures, il n'avait encore rien décidé. Quand Lena et lui arrivèrent sur la place, il n'avait encore rien décidé. Et c'est alors que l'expression surprise de Hightower commence à prendre une teinte de réticence, de pressentiment, tandis que Byron parle tranquillement, raconte comment, après avoir atteint la place, il avait décidé d'emmener Lena chez Mrs. Beard. Et Byron parle tranquillement. Il pense, il se rappelle : On aurait dit qu'il y avait dans l'air, dans le soir, quelque chose qui donnait au visage familier des hommes un air étrange, et lui, qui n'avait encore rien entendu dire, n'avait pas besoin de savoir qu'un événement était venu transformer en une affaire enfantine le premier dilemme de son innocence pour comprendre, avant même de savoir ce qui était arrivé, que Lena ne devait pas être mise au courant. Il n'avait même pas besoin de s'entendre dire par des mots qu'il avait sûrement retrouvé le Lucas Burch perdu. Il lui semblait maintenant que seules la stupidité, l'imbécillité la plus crasse l'avaient pu laisser dans l'ignorance. Il lui semblait que la fatalité, les circonstances avaient mis tout le jour cette colonne de fumée jaune dans le ciel comme un avertissement. Et lui, trop stupide pour en saisir le sens. Aussi ne voulait-il pas le leur laisser dire — aux hommes qui passaient (l'air qui soufflait sur eux en était tout rempli) — de crainte qu'elle n'entendît. Peut-être savait-il alors qu'il faudrait bien qu'elle l'apprît tôt ou tard, qu'à un certain point de vue, c'était son droit de savoir. Il lui semblait que, s'il réussissait seulement à lui faire traverser la place et à la faire entrer chez quelqu'un, sa responsabilité serait dégagée. Non sa responsabilité pour le mal dont il se jugeait responsable à cause de cette après-midi passée avec elle pendant que la chose avait lieu. C'étaient les circonstances qui l'avaient amené à représenter Jefferson aux yeux de cette femme qui, pendant trente jours, avait voyagé, à pied et sans argent, pour atteindre ce but. Il n'espérait pas, il n'essayait pas d'échapper à cette responsabilité. C'était juste pour se donner le temps, à lui comme à elle, d'être choqués et surpris. Il raconte cela tranquillement, avec hésitation, le visage penché, de sa voix plate et sans timbre, tandis que, de l'autre côté du bureau, Hightower le regarde avec cet air de réticence et de dénégation.

Ils atteignirent enfin la pension de famille et entrèrent. On eût dit qu'elle aussi avait un pressentiment, tandis qu'elle regardait, debout dans le vestibule, et elle parla pour la première fois :

— Qu'est-ce qu'ils racontaient donc, ces hommes ? Qu'est-ce qu'ils disaient au sujet de cette maison brûlée ?

— Oh ! rien, dit-il d'une voix qui lui semblait sèche et légère. Simplement que Miss Burden a été blessée dans cet incendie.

— Blessée comment ? Sérieusement blessée ?

— Pas sérieusement, je crois. Pas du tout, peut-être bien. Des racontars probablement, comme les gens aiment à en faire.

Il ne pouvait pas la regarder, soutenir son regard. Mais il pouvait sentir qu'elle l'observait, et il lui semblait entendre une myriade de sons : des voix, les voix de la ville, sourdes et tendues, ces voix à travers lesquelles il l'avait fait passer rapidement sur la place où les hommes se rencontrent et causent parmi les lumières protectrices et familières. La maison, également, semblait pleine de bruits familiers, mais surtout d'inertie, d'un ralentissement terrible, tandis qu'il regardait au fond du vestibule obscur pensant Pourquoi ne vient-elle pas. Pourquoi ne vient-elle pas Enfin, Mrs Beard arriva. C'était une personne confortable, aux bras rouges, aux cheveux gris en désordre.

— Je vous présente Mrs. Burch », dit-il. Il avait une expression presque farouche, importune, urgente. « Elle arrive d'Alabama. Elle est venue retrouver son mari ici. Il n'est pas encore arrivé. C'est pourquoi je l'ai amenée ici où elle pourra se reposer un peu avant de se mêler à l'agitation de la ville. Elle n'a pas encore été en ville, et elle n'a parlé à personne, et j'ai pensé, comme ça, que vous pourriez peut-être lui trouver un petit coin ici pour qu'elle puisse se reposer avant d'entendre causer et... »

Sa voix s'interrompit, mourut, réticente, pressante, importune. Il crut alors qu'elle l'avait compris. Plus tard, il apprit que ce n'était pas parce qu'il le lui avait demandé qu'elle s'était abstenue de dire ce qu'il savait qu'elle avait déjà entendu raconter, mais parce qu'ayant déjà remarqué la grossesse, elle aurait tenu la chose secrète, de toute façon. Elle regarda Lena, une seule fois, complètement, comme l'avaient fait, depuis quatre semaines, toutes les femmes inconnues.

— Combien de temps a-t-elle l'intention de rester ? dit Mrs. Beard.

— Une nuit ou deux, pas plus, dit Byron. Peut-être bien rien que ce soir. Elle est venue chercher son mari ici. Elle vient juste d'arriver. Elle n'a pas encore eu le temps de s'informer.

Sa voix était toujours réticente, lourde d'implications. C'est lui que Mrs. Beard regardait maintenant, il crut qu'elle essayait encore de comprendre ce qu'il voulait dire. Mais elle ne faisait que le regarder tâtonner, croyant (ou prête à croire) que ses hésitations avaient une raison, un sens différents. Puis elle regarda de nouveau Lena. Ses yeux n'étaient pas vraiment froids. Mais ils n'avaient pas de chaleur non plus.

— M'est avis que, pour le moment, elle ferait mieux de ne pas tenter d'aller ailleurs, dit-elle.

— C'est ce que j'ai pensé, dit Byron rapidement, intensément. Avec toute cette agitation, tous ces potins qu'il lui faudrait peut-être entendre, elle qui n'a encore rien entendu... Si vous êtes au complet, ce soir, j'ai pensé que vous pourriez peut-être lui donner ma chambre.

— Oui, dit aussitôt Mrs. Beard, vous allez du reste partir dans quelques minutes. Vous désirez qu'elle occupe votre chambre jusqu'à votre retour, lundi matin ?

— Je ne pars pas, ce soir, dit Byron sans détourner les yeux. Je me trouve dans l'impossibilité de partir cette fois-ci.

Il plongeait fixement ses regards dans des yeux froids, déjà incrédules. Il la regardait qui, à son tour, s'efforçait de lire ses pensées, convaincue qu'elle lisait celles qui étaient vraiment là et non celles qu'elle croyait y voir. On dit que, seul, le menteur entraîné peut tromper. Mais il arrive bien souvent que le menteur entraîné et chronique ne se ment qu'à lui-même. L'homme dont les mensonges sont le plus aisément acceptés est celui qui, toute sa vie, a joui de la réputation de franchise.

— Oh ! dit Mrs Beard en regardant de nouveau Lena. Est-ce qu'elle n'a pas de connaissances à Jefferson ?

— Elle ne connaît personne ici, dit Byron, de ce côté-ci de l'Alabama. Vraisemblablement, Mr. Burch arrivera demain matin.

— Oh ! dit Mrs. Beard. Où allez-vous coucher ? » Puis, sans attendre la réponse : « Je crois que je peux lui faire dresser un lit dans ma chambre pour cette nuit, si elle n'y voit pas d'objection. »

— Ce sera parfait, dit Byron. Ce sera parfait.

Quand la cloche du dîner sonna, il était tout prêt. Il avait pu parler à Mrs. Beard. Il ne lui avait jamais fallu si longtemps pour inventer un mensonge. Et ce n'était même pas nécessaire. Ce qu'il essayait de cacher était sa propre protection.

— Les hommes vont en parler à table, dit Mrs. Beard. M'est avis qu'une femme dans sa position (et par-dessus le marché ayant à trouver un mari du nom de Burch pensait-elle avec une ironie sèche) n'a pas besoin d'en entendre davantage sur les diableries des hommes. Vous l’amènerez plus tard, quand tout le monde aura fini de dîner.

C'est ce que fit Byron. Lena mangea encore de bon appétit, avec cette même dignité grave et convaincue, mais elle tomba presque endormie, le nez dans son assiette, avant d'avoir fini.

— C'est fatigant, pour sûr, de voyager, expliqua-t-elle.

— Allez vous asseoir dans le salon pendant que je prépare votre lit, dit Mrs. Beard.

— Je voudrais bien aider, dit Lena. Mais Byron, lui-même, pouvait voir qu'elle ne le voulait pas et qu'elle tombait de sommeil.

— Allez vous asseoir dans le salon, dit Mrs. Beard. Bien sûr que Mr. Bunch ne refusera pas de vous tenir compagnie pendant une ou deux minutes.

« Je n'osais pas la laisser seule, dit Byron. (Derrière son bureau, Hightower n'a pas bougé.) Et nous étions là, assis, au moment même où tout se passait dans le bureau du shérif, à l'instant même où Brown dévoilait tout : lui, Christmas, le whiskey, tout. Il n'y avait que le whiskey qui n'était une nouveauté pour personne depuis qu'il avait pris Brown comme associé. M'est avis que la seule chose qui devait étonner les gens, c'était pourquoi Christmas s'était associé avec Brown. Peut-être était-ce parce que, non seulement on trouve toujours son semblable, mais encore, parce qu'on ne peut jamais éviter que votre semblable vous trouve. Même quand la ressemblance ne porte que sur un point, parce que Christmas et Byron eux-mêmes, malgré leurs traits communs, étaient bien différents. Christmas défiait la loi pour gagner de l'argent, et Brown défiait la loi parce qu'il n'était même pas capable de se rendre compte qu'il le faisait. Comme le soir, par exemple, où, chez le coiffeur, étant saoul, il parlait à voix haute jusqu'à ce que Christmas l'eût fait sortir. Et Mr. Maxey dit alors : « Qu'est-ce que vous croyez qu'il s'apprêtait à nous raconter sur lui et l'autre gars ? » et le capitaine McLendon dit : « Je n'ai aucune idée » ; et Mr. Maxey dit : « Pensez-vous qu'ils osaient vraiment arrêter le camion d'alcool d'un autre contrebandier ? » et McLendon dit : « Ça vous étonnerait si on vous disait que ce gars, Christmas, n'a jamais rien fait de pire dans sa vie ? »

« Voilà ce que Brown racontait, hier soir. Mais tout le monde savait ça. Il y a longtemps qu'on disait qu'il faudrait avertir Miss Burden. Mais, sans doute, personne n'avait envie d'aller là-bas le lui dire, parce que personne ne se doutait alors de ce qui allait se passer. M'est avis qu'il y a des gens par ici qui ne l'ont jamais vue. Sûr que j'aimerais point aller dans cette vieille maison où personne ne l'a jamais vue, sauf peut-être en passant en voiture, quelqu'un qui aurait pu l'apercevoir, de temps en temps, debout dans la cour, avec une robe et un chapeau de jardin que certaines négresses de ma connaissance ne voudraient pas porter vu sa forme et l'allure extraordinaire que ça lui donnait. Peut-être le savait-elle déjà. Étant Yankee, ça lui était peut-être égal. Et puis, personne ne se doutait de ce qui allait arriver.

« Alors, comme ça, je ne l'ai quittée que lorsqu'elle fut au lit. Je voulais venir vous voir tout de suite. Mais je n'ai pas osé la laisser. Les autres pensionnaires passaient dans le couloir, et je ne savais pas si l'un d'eux n'allait pas entrer et se mettre à lui parler, à lui raconter toute l'affaire. Je pouvais déjà les entendre en causer sur la véranda, et elle qui me regardait toujours avec son visage tout prêt à me redemander ce que c'était que cet incendie. Aussi, je n'ai pas osé la laisser. Et nous étions assis là, dans le salon, et elle pouvait à peine tenir les yeux ouverts, et moi, je lui disais que j'arriverais bien à le lui retrouver, mais qu'il fallait que j'aille parler à un pasteur de mes amis qui l'aiderait à faire savoir à l'homme qu'elle était là. Et elle restait assise, les yeux fermés, pendant que je lui parlais, sans savoir que je savais qu'elle et l'individu en question n'étaient pas encore mariés. Elle croyait qu'elle avait trompé tout le monde. Et elle me demanda ce qu'était cet homme auquel je voulais parler d'elle. Et je le lui ai dit, et elle était là, assise, les yeux fermés, si bien qu'à la fin j'ai dit : « Vous n'avez pas entendu un seul mot de ce que je viens de vous dire. » Et elle, s'éveillant un peu, mais sans ouvrir les yeux, dit : « Est-ce qu'il peut encore marier les gens ? » et j'ai dit : « Quoi ? Faire quoi ? » et elle a dit : « Est-il encore assez pasteur pour pouvoir marier les gens ? »

Hightower n'a pas bougé. Il est assis, très droit, derrière le bureau, les avant-bras parallèles sur les appuis-coudes du fauteuil. Il ne porte ni col ni veston. Sa face est à la fois décharnée et flasque. On dirait deux visages superposés regardant par-dessous le crâne pâle et chauve que surmonte une frange de cheveux gris, regardant de derrière le reflet jumeau et immobile des lunettes. La partie de son buste visible au-dessus du bureau est informe, presque monstrueuse, envahie par une obésité molle et sédentaire. Il est assis, rigide. Sur son visage, cette expression de réticence, de fuite, s'est définie :

— Byron, dit-il, Byron, que me racontez-vous là ?

Byron se tait. Il regarde Hightower tranquillement, avec une expression de commisération et de pitié. — Je savais que vous ne saviez rien encore. Je savais qu'il faudrait que ça soit moi qui vous le dise.

Ils se regardent :

— Qu'est-ce que c'est que je ne sais pas encore ?

— L'affaire de Christmas. L'affaire d'hier et de Christmas. Christmas a du sang noir. L'affaire de Christmas et de Brown, hier.

— Du sang noir ? » dit Hightower. Sa voix résonne légère, triviale, comme un duvet de chardon tombant dans le silence, sans bruit, impondérable. Il ne bouge pas. Pendant un moment encore, il ne bouge pas. Puis, on dirait que, sur tout le corps, comme si chaque partie en était aussi mobile que les traits d'un visage, passe cette même contraction, ce refus ; et Byron voit que le gros visage tranquille et flasque est devenu soudain moite de sueur. Mais la voix est légère et calme. « Qu'est-ce que c'est donc que cette affaire de Christmas et de Brown, hier ? dit-il.

 

 

Depuis longtemps, le bruit de la musique a cessé dans l’église lointaine. Il n'y a plus de bruits maintenant, dans la chambre, sauf le crissement continu des insectes et le bruit monotone de la voix de Byron. Derrière son bureau, Hightower est assis, rigide. Le bas du corps caché par le bureau, il présente, entre ses paumes parallèles appuyées sur la table, l'aspect d'une idole orientale.

— C'était hier matin. Un paysan se rendait à la ville dans sa charrette, avec sa famille. C'est lui qui le premier remarqua l'incendie. Plutôt non, il n'arriva que le second, parce qu'il a dit qu'après avoir défoncé la porte, il vit qu'il y avait déjà quelqu'un. Il raconta qu'une fois en vue de la maison, il avait dit à sa femme qu'il sortait bien de la fumée de cette cuisine ; et la charrette avait continué et sa femme avait dit : « Il y a le feu dans cette maison. » Et je me figure qu'ils ont arrêté la charrette et qu'ils y sont restés assis un moment à regarder la fumée, et je pense qu'après il a dit : « Ça m'en a tout l'air. » C'est sa femme probablement qui lui a dit de descendre et d'aller voir. « Ils ne savent pas qu'il y a le feu, qu'elle a dit. Faut que t'ailles leur dire. » Et il est descendu de la charrette et il est allé jusqu'à la véranda. Il s'est arrêté. Il a crié : « Hello ! Hello ! » pendant un moment. Il a raconté qu'il pouvait entendre le feu à l'intérieur de la maison ; alors, il a donné un coup d'épaule dans la porte et il est entré, et c'est alors qu'il a trouvé celui qui avait découvert l'incendie le premier. C'était Brown. Mais le paysan ne savait pas ça. Il a dit seulement que c'était un ivrogne, et on aurait dit qu'il venait juste de tomber du haut en bas des escaliers. « Eh, m'sieu, votre maison brûle », a dit le paysan avant d'avoir compris à quel point l'homme était saoul. Et il a raconté comment l'homme s'obstinait à répéter qu'il n'y avait personne au premier étage, que, du reste, tout le haut était en flammes et que ce n'était pas la peine de chercher à rien sauver.

« Mais le paysan savait qu'en haut, le feu ne devait pas être si violent que ça, vu qu'il était par-derrière, vers la cuisine. En outre, l'homme était trop saoul pour se rendre compte. Et il a raconté comment il soupçonna qu'il y avait quelque chose de louche rien qu'à voir la façon dont l'ivrogne s'efforçait de l'empêcher de monter. Alors, il commença à monter et l'ivrogne essayait de le retenir. Il donna une bourrade à l'ivrogne et il continua à monter. Il a raconté comment l'ivrogne essaya de le suivre, lui répétant qu'il n'y avait rien en haut, et il a dit qu'une fois redescendu, quand il pensa à l'ivrogne, celui-ci avait disparu. Mais je suppose qu'il ne pensa point à l'ivrogne tout de suite. Parce qu'il a monté l'escalier et il a recommencé à appeler en ouvrant toutes les portes, et finalement il a ouvert la bonne porte et il l'a trouvée. »

Il s'arrête. Aucun bruit dans la chambre, sauf les insectes. Par la fenêtre ouverte, les insectes vibrent sans arrêt, monotones, innombrables.

— Il l'a trouvée ? dit Hightower. C'est Miss Burden qu'il a trouvée ?

Il ne bouge pas. Byron ne le regarde pas. Peut-être regarde-t-il ses mains sur ses genoux, tout en parlant :

— Elle était étendue par terre, la tête presque sectionnée : une dame aux cheveux grisonnants. L'homme a dit qu'il était resté là et qu'il pouvait entendre le feu, et qu'il y avait de la fumée dans la chambre maintenant, comme si la fumée l'avait suivi. Et il a dit qu'il n'avait pas osé la relever pour la sortir parce que la tête aurait pu finir de se détacher. Et ensuite, il a raconté qu'il avait dégringolé l'escalier, qu'il était sorti sans même remarquer que l'ivrogne avait disparu, et que, arrivé sur la route, il avait dit à sa femme de fouetter l'attelage jusqu'à la première cabine téléphonique pour prévenir le shérif. Quant à lui, il était retourné en courant vers la citerne, et il a dit qu'il en tirait déjà un seau d'eau quand il s'est rendu compte combien c'était stupide, étant donné que tout l'arrière de la maison était maintenant en flammes. Alors, il est rentré en courant dans la maison. Il a remonté l'escalier, il est entré dans la chambre et, arrachant une des couvertures du lit, il l'a enveloppée dedans, et puis, il a pris les quatre coins, et l'a chargée sur son dos, comme un sac de farine et, sortant de la maison, il l'a déposée par terre, sous un arbre. Et il a dit que ce qu'il avait craint était arrivé. Car la couverture s'entrouvrit et elle resta là, étendue sur le flanc, tournée d'un côté, mais la tête complètement à l'envers, comme si elle regardait derrière elle. Et il a dit que si elle avait pu faire cela de son vivant, elle ne serait probablement point en train de le faire à présent. »

Byron s'arrête et jette un regard sur l'homme, de l'autre côté du bureau. Hightower n'a pas bougé. Autour des lueurs jumelles et mortes de ses lunettes, son visage sue tranquillement, sans arrêt.

« Et le shérif est arrivé, et les pompiers sont arrivés aussi. Mais ils n'ont rien pu faire parce qu'il n'y avait pas d'eau pour les tuyaux. Et cette vieille maison a brûlé toute la soirée, et je pouvais voir la fumée de la scierie, et je la lui ai montrée quand elle est arrivée, parce qu'à ce moment-là, je ne savais pas. Et on a porté Miss Burden en ville, et il y avait un papier à la banque qui, avait-elle dit, indiquerait ce qu'il fallait faire d'elle après sa mort. Et le papier disait qu'elle avait un neveu dans le Nord, là d'où elle venait, là d'où sa famille était originaire. Et on a télégraphié au neveu, et, deux heures après, le neveu a répondu qu'il offrait une prime de mille dollars à celui qui trouverait le coupable.

« Et Christmas et Brown avaient disparu tous les deux. Le shérif a découvert que quelqu'un avait habité dans cette case et, immédiatement, tout le monde s'est mis à parler de Christmas et de Brown, le secret ayant été gardé assez longtemps pour que l'un d'eux ou tous les deux peut-être aient pu assassiner cette dame. Mais, jusqu'à hier soir, personne n'avait pu les trouver. Le paysan ne savait pas que c'était Brown qu'il avait trouvé saoul dans la maison. Les gens pensaient que lui et Christmas s'étaient peut-être enfuis. Et puis, hier soir, Brown a reparu. Il n'avait pas bu, et il est arrivé sur la place vers huit heures environ, à moitié fou, hurlant que c'était Christmas qui l'avait tuée et réclamant les mille dollars. On a prévenu la police et on l'a conduit chez le shérif, et on lui a dit que la prime lui serait versée dès qu'il aurait mis la main sur Christmas et qu'il aurait prouvé que c'était bien lui qui avait fait le coup. Alors Brown a raconté. Il a raconté que Christmas avait vécu avec Miss Burden, comme mari et femme, pendant trois ans, jusqu'au moment où Brown et lui s'étaient associés. Au début, quand il alla habiter dans la case, avec Christmas, Brown dit que Christmas lui assura qu'il avait toujours couché dans cette cabane. Et puis, il a raconté qu'une nuit où il ne pouvait pas dormir, il avait entendu Christmas se lever et venir se pencher au-dessus du lit de Brown comme s'il écoutait, et puis, sur la pointe des pieds, il s'était dirigé vers la porte. Il l'avait ouverte avec précaution et était sorti. Et Brown raconta qu'il s'était levé à son tour, et qu'il avait suivi Christmas et qu'il l'avait vu se diriger vers la grande maison et entrer par la porte de derrière, comme si on l'avait laissée ouverte pour lui ou comme s'il en avait eu la clef. Et puis, Brown est revenu dans la case et s'est recouché. Mais il raconta qu'il n'avait pas pu s'endormir tant il riait en pensant combien Christmas se croyait malin. Et il était là, couché, quand Christmas revint une heure après environ. Et il raconta comment, incapable de s'empêcher de rire plus longtemps, il dit à Christmas : « Bougre d'animal, va ! » Il raconta que Christmas était resté immobile dans l'obscurité tandis que lui, riant toujours, disait à Christmas qu'après tout il n'était pas si malin que ça ; et il le plaisantait sur les cheveux gris et disait que, si Christmas voulait, ils pourraient se relayer chaque semaine pour payer le loyer de la case.

« Puis il raconta comment il avait compris cette nuit-là que, tôt ou tard, Christmas la tuerait, elle ou quelqu'un d'autre. Il dit qu'il était toujours là, couché, riant, pensant que Christmas allait peut-être se recoucher. Mais Christmas fit craquer une allumette. Brown dit qu'alors il avait cessé de rire. Couché, il regardait Christmas allumer la lanterne et la placer sur une caisse, près du lit de Brown. Et Brown dit qu'alors il ne riait plus. Il était couché, et Christmas, debout près de lui, le regardait. « Maintenant, tu connais une bonne histoire, dit Christmas. Tu pourras rigoler un moment si tu la racontes chez le coiffeur, demain soir. » Et Brown dit qu'il ne savait pas que Christmas était en colère et qu'il répondit quelque chose à Christmas sans intention de le fâcher, et Christmas dit de son petit air tranquille : « Tu ne dors pas assez. Tu restes éveillé trop longtemps. Tu ferais peut-être mieux de dormir davantage. » Et Brown dit : « Combien davantage ? » Et Christmas dit : « A partir de maintenant, peut-être bien. » Et Brown dit qu'il comprit alors que Christmas était en colère et que ce n'était pas le moment de le plaisanter, et il dit : « On n'est donc pas copains ? Pourquoi irais-je raconter des choses qui ne me regardent pas ? Tu t’ fies donc pas à moi ? » Et Christmas dit : « J’ sais pas. Et puis, ça m'est égal. Mais toi, tu peux te fier à moi », et il a regardé Brown : « Tu ne crois pas que tu peux te fier à moi ? » Et Brown a dit qu'il a répondu : « Si. »

« Et alors, il a raconté combien il avait eu peur que Christmas, une nuit, ne tuât Miss Burden, et le shérif lui demanda pourquoi il n'avait jamais fait part de cette crainte, et Brown dit qu'il pensait qu'en ne disant rien, il pourrait rester là-bas et empêcher le crime, sans avoir à déranger la police ; et le shérif fit entendre une espèce de grognement et dit que c'était bien aimable de sa part et que Miss Burden certainement apprécierait cela si elle le savait. Et alors, m'est avis que Brown a commencé à s'apercevoir que le shérif flairait peut-être bien quelque chose, parce qu'il se mit à raconter que c'était Miss Burden qui avait acheté l'automobile à Christmas, qu'il avait essayé de persuader à Christmas de cesser de vendre du whiskey avant qu'il leur fût arrivé quelque ennui à tous deux. Et les policiers le regardaient, et il parlait de plus en plus et de plus en plus vite. Et il raconta que, s'étant réveillé de bonne heure, samedi matin, il avait vu Christmas se lever à l'aube et sortir. Et Brown savait où allait Christmas et, vers sept heures, Christmas revint à la case et, debout, regarda Brown. « Je l'ai fait », dit Christmas. « Fait quoi ? » dit Brown. « Va jusqu'à la maison, tu le verras », dit Christmas. Et Brown dit qu'il avait eu peur alors, mais qu'il ne soupçonnait pas la vérité. Il dit que, tout d'abord, il pensa que Christmas l'avait un peu battue. Et il dit que Christmas était ressorti. Et lui s'était levé et s'était habillé, et il était en train d'allumer le feu pour faire chauffer son petit déjeuner quand ses yeux s'étaient tournés vers la porte, et il dit qu'à ce moment-là, toute la cuisine était déjà en feu dans la grande maison.

« — Quelle heure était-il ? dit le shérif.

« — Environ huit heures, je crois, dit Brown, l'heure à laquelle un homme se lève d'habitude, à moins qu'il ne soit riche. Et Dieu sait que ce n'est pas mon cas.

« — Et les pompiers n'ont été avertis que vers onze heures ? dit le shérif. Et cette maison brûlait encore à trois heures de l'après-midi ? Vous allez me faire croire qu'une vieille baraque en bois, même une grande, mettrait six heures à brûler ?

« Et Brown était là, regardant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, avec tous ces gens en cercle autour de lui qui l'observaient, qui le cernaient. « Je ne vous dis que la vérité, dit Brown. C'est ce que vous m'avez demandé. » Il regardait, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, hochait la tête. Puis il se mit à crier pour ainsi dire : « Comment voulez-vous que je sache l'heure qu'il était ? Est-ce que vous vous figurez qu'un homme qui fait le travail d'un nègre dans une scierie est assez riche pour se payer une montre ? »

« — Voilà six semaines que vous ne travaillez plus à la scierie, ni nulle part ailleurs, dit le brigadier de gendarmerie. Et un homme qui peut se payer le luxe de rouler, toute une journée, dans une auto neuve, peut aussi se payer le luxe de passer, de temps en temps, devant le tribunal pour regarder l'horloge et savoir l'heure qu'il est.

« — Je vous ai déjà dit que cette voiture n'était pas à moi, dit Brown. C'était la sienne. Elle la lui avait achetée. C'est la femme qu'il a assassinée qui la lui avait donnée.

« — Peu importe, dit le shérif. Laissez-le finir son histoire.

« Et Brown continua, parlant de plus en plus fort, de plus en plus vite, comme si, jusqu'à ce qu'il eût réussi à s'emparer des mille dollars, il voulait dissimuler Joe Brown derrière ce qu'il allait raconter sur Christmas. C'est vraiment à peine croyable cette façon qu'ont les gens de se figurer que gagner ou obtenir de l'argent est un jeu où il n'y a pas de règles. Il dit que, même après avoir remarqué le feu, il n'avait jamais pensé qu'elle pût être encore dans la maison, et morte encore bien moins. Il dit qu'il ne lui vint pas à l'idée de regarder dans la maison, qu'il ne pensa qu'au moyen d'éteindre le feu.

« — Et c'était vers huit heures du matin, dit le shérif. A ce que vous dites. Et la femme de Hamp Waller n'a signalé l'incendie que vers onze heures. Il vous a fallu du temps pour comprendre que vous ne pouviez pas éteindre le feu comme ça, rien qu'avec vos deux mains.

« Et Brown était là, assis au milieu d'eux (ils avaient fermé la porte à clef, mais les fenêtres étaient garnies de têtes qui regardaient à travers les carreaux), le regard fuyant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, la lèvre retroussée sur les dents. « Hamp dit qu'après avoir enfoncé la porte, il a trouvé un homme qui était déjà dans la maison, dit le shérif, et que cet homme a essayé de l'empêcher de monter. » Et il était là, assis au milieu d'eux, tournant les yeux de tous côtés.

« Je crois qu'à ce moment-là, il avait perdu tout espoir. Je crois qu'il voyait non seulement ces mille dollars s'éloigner de plus en plus, mais qu'en outre, il commençait à voir quelqu'un d'autre se les approprier. Comme s'il s'était vu avec ces mille dollars dans la main pour qu'un autre pût les dépenser. Parce que, d'après ce qu'on m'a raconté, on eut l'impression qu'il avait gardé pour cet instant même ce qu'il allait leur révéler. Comme s'il avait su qu'au moment décisif, cela le sauverait, bien que, même une accusation de meurtre eût été, pour un blanc, moins grave que ce qu'il allait avoir à admettre. « C'est ça, dit-il, continuez. Accusez-moi, accusez le blanc qui tâche de vous aider avec ce qu'il sait. Accusez le blanc et laissez le noir en liberté. Accusez le blanc et laissez courir le noir. »

« — Le noir, dit le shérif, le noir ?

« On eût dit qu'il comprenait qu'il les tenait maintenant. Comme si rien de ce dont on pouvait le supposer coupable eût pu être aussi grave que les révélations qu'il était en mesure de faire sur un autre. « Vous êtes si malins, dit-il. Les habitants de cette ville sont si malins ! Se laisser tromper pendant trois ans ! Le prendre pour un étranger, pendant trois ans, alors qu'à moi, il m'avait suffi de trois jours pour m'apercevoir qu'il n'était pas plus étranger que moi. Je le savais bien avant qu'il ne me l'ait dit lui-même. » Et tous l'observaient maintenant, se regardant les uns les autres.

« — Je vous engage à surveiller vos paroles, si vous parlez d'un blanc, dit le brigadier. Peu m'importe qu'il ait assassiné ou non.

« — Je parle de Christmas, dit Brown, de l'homme qui a tué la femme blanche après avoir vécu avec elle pendant trois ans, ouvertement, sous le nez de toute la ville. Et, pendant que vous accusez le seul homme qui puisse vous aider à le trouver, le seul qui sache ce qu'il a fait, lui se sauve, lui s'éloigne de plus en plus. Il a du sang noir. Ça m'a sauté aux yeux dès que je l'ai vu. Mais vous autres, vous, les shérifs et compagnie qui vous croyez si malins... ! Une fois, il me l'a même avoué. Il m'a dit qu'il avait du sang noir. Il était peut-être saoul quand il m'a dit cela, je ne sais pas. En tout cas, le lendemain matin, après m'avoir avoué ça, il est venu me trouver et il m'a dit (Brown parlait vite, faisant pour ainsi dire luire ses yeux et ses dents sur chacun d'eux, sur eux tous, l'un après l'autre), il m'a dit : « J'ai fait une gaffe, hier soir. Ne t'avise pas de faire la même. » Et j'ai dit : « Une gaffe, qu'est-ce que tu veux dire ? » Et il m'a dit : « T'as qu'à réfléchir une minute. » Et j'ai pensé à quelque chose qu'il avait fait une nuit que nous étions ensemble à Memphis. Et je savais que ma vie ne vaudrait pas cher si jamais je le trahissais. Alors, j'ai dit : « M'est avis que j' sais ce que tu veux dire. Je ne vais point me mêler de ce qui ne me regarde pas. Je ne l'ai pas encore fait que je sache. » Et vous auriez parlé comme moi, dit Brown, seul, avec lui, là-bas dans cette cabane, et personne pour vous entendre au cas où vous auriez appelé. Vous auriez eu peur, vous aussi, jusqu'au jour où les gens que vous essayez d'aider se retournent contre vous et vous accusent d'un meurtre que vous n'avez pas commis.

« Et il était là, assis, les yeux en mouvement, avec les autres qui l'observaient, dans la salle, et, dehors, les figures collées contre la fenêtre.

« — Un noir ! dit le brigadier de gendarmerie. J'avais toujours pensé qu'il y avait quelque chose de drôle dans ce gars-là.

« Alors le shérif s'est adressé de nouveau à Brown : « — Et c'est pour ça que vous avez attendu jusqu'à aujourd'hui pour venir nous raconter ce qui se passait là-bas ? »

« Et Brown, assis au milieu d'eux, la lèvre retroussée, et sa petite cicatrice, au coin de la bouche, blanche comme du maïs grillé. « Je voudrais bien voir celui qui n'aurait pas fait comme moi, dit-il. Je n'en demande pas plus. Montrez-le-moi donc, celui qui, ayant vécu avec lui assez longtemps pour le connaître comme je le connais, aurait agi différemment. »

« — Enfin, dit le shérif, je commence à croire que vous avez fini par dire la vérité. Maintenant, allez-vous-en avec Buck, et faites un bon somme. Je vais m'occuper de Christmas.

« — M'est avis que ça veut dire la prison, dit Brown. Vous allez me boucler, j'imagine, pendant que vous empocherez la prime.

« — Silence, dit le shérif, sans colère. Si cette prime est à vous, je verrai à ce qu'elle vous soit versée. Emmenez-le, Buck.

« Le brigadier s'approcha et toucha l'épaule de Brown qui se leva. Quand ils franchirent la porte, ceux qui avaient regardé par la fenêtre s'empressèrent autour d'eux : « Vous l'avez pincé, Buck ? C'est lui qui a fait le coup ? »

« — Non, dit Buck, rentrez chez vous, les gars, allez vous coucher maintenant.

La voix de Byron s'arrête. Son débit monotone, campagnard, sans inflexions, expire dans le silence. Il regarde Hightower maintenant, avec son regard troublé, compatissant et calme. Il regarde, derrière le bureau, l'homme qui est assis, les yeux clos, la sueur sur le visage comme des larmes. Hightower parie :

— Est-il certain, est-il prouvé qu'il a du sang noir ? Songez un peu, Byron. Songez à ce qui arrivera quand les gens... si on l'attrape... Le pauvre homme... Pauvre humanité !

— C'est ce que dit Brown, dit Byron de sa voix calme, obstinée, convaincue. On peut effrayer un menteur au point de lui faire dire la vérité, tout comme, en torturant un honnête homme, on peut lui faire dire un mensonge.

— Oui, dit Hightower. (Il est assis, très droit, les yeux clos.) Mais ils ne l'ont pas encore attrapé. Ils ne l'ont pas encore attrapé, Byron.

Byron ne regarde pas l'autre non plus. — Pas encore. Pas aux dernières nouvelles. Ils ont emmené des chiens policiers aujourd'hui. Mais, aux dernières nouvelles, ils ne l'avaient pas encore arrêté.

— Et Brown ?

— Brown ? dit Byron. Lui, il est allé avec eux. Il a peut-être bien aidé Christmas. Mais, je ne le crois pas. Je crois que mettre le feu à la maison est à peu près tout ce qu'il a pu faire. Et pourquoi il a fait cela, s'il l'a fait, j'ai idée qu'il ne le sait pas lui-même. A moins qu'il n'ait pensé que, si tout était brûlé, ça serait comme s'il ne s'était rien passé du tout, et que lui et Christmas pourraient continuer à rouler dans leur auto neuve. M'est avis qu'il s'est imaginé que ce que Christmas avait commis était une erreur beaucoup plus qu'un péché.

Son visage est rêveur, incliné, puis, de nouveau, il s'altère légèrement, dans une sorte de fatigue sardonique. — Je crois qu'il n'a pas grand-chose à craindre, reprend-il. Je crois qu'elle pourra le trouver quand elle voudra, à condition que le shérif et lui ne soient pas dehors avec les chiens. Il ne cherchera pas à s'échapper... du moins tant que ces mille dollars seront suspendus sur sa tête, pour ainsi dire. M'est avis qu'il tient plus que personne à s'emparer de Christmas. Il les accompagne. Ils le sortent de la prison et il les accompagne, et puis, ils rentrent tous en ville et ils le coffrent à nouveau. Sûr que c'est pas ordinaire. Quelque chose comme un assassin qui essaierait de s'attraper lui-même pour toucher sa propre prime. Ça n'a pas l'air de l'ennuyer, sauf qu'il regrette le temps qu'ils ne passent pas à chercher, le temps qu'ils perdent à rester assis. Oui, je lui dirai ça à elle, demain. Je lui dirai que, pour le moment, on l'emploie, lui et les deux chiens. Peut-être la conduirai-je en ville pour qu'elle puisse les voir, tous les trois tenus par les autres hommes, tirant sur leur laisse, jappant.

— Vous ne lui avez pas encore dit ?

— Je ne le lui ai pas dit. Pas plus qu'à lui. Parce qu'il pourrait bien se sauver de nouveau, prime ou pas prime. Et s'il peut attraper Christmas et toucher la prime, peut-être qu'il l'épousera à temps. Mais elle ne sait rien encore, pas plus qu'hier, lorsqu'elle est descendue de cette, charrette, sur la place. Le ventre enflé, descendant lentement de cette charrette inconnue au milieu de tous ces visages inconnus, se disant en elle-même, avec une sorte d'étonnement tranquille, bien qu'elle n'ait point été très étonnée, je crois, car elle était venue lentement, et à pied, et elle ne s'était jamais beaucoup préoccupée de réfléchir : « Quand je pense tout de même que je suis venue tout droit d'Alabama et que maintenant, pour sûr, me v' là enfin à Jefferson. »